Jean Villalard

Matières et lumières

Textes critiques

Vrac de peintures de rupestre mémoire (publié dans la revue Ficelle chez Vincent Rougier, avec quelques oeuvres de Jean villalard)

(conversation avec des tableaux de Jean Villalard par Marc Delouze)

Notre passion apocalyptique n’a pas d’autre objectif que d’empêcher l’apocalypse. Nous ne sommes apocalypticiens que pour avoir tort. Que pour jouir chaque jour à nouveau de la chance d’être là, ridicules mais toujours debout.
Gunther Anders, Le Temps de la fin

Désormais, tout nous regarde.
Bruno Latour

Le quotidien s’invente avec mille manières de braconner.
Michel de Certeau

Les citations en italiques sont tirées du livre Face à Gaïa, du philosophe Bruno Latour (éditions La Découverte, 2015)

Fait frais en février
Fait beau
La rue est en travaux la vitrine est opaque
Le flâneur curieux piétine sur le trottoir
La lumière qui entre est un œil qui regarde
Bonjour !
Le café n’est pas prêt mais déjà dans les veines
L’encre verte des émotions

Qu’il pleuve ou qu’il fasse beau, dorénavant, on ne peut plus ne pas se dire que c’est en partie de notre faute.

On traverse les archipels du temps
On ne sait pas si c’est hier si c’est demain
On découvre des gestes minutieux noyés
Dans le tohu-bohu des matériaux aléatoires
L’œil s’accroche à ce qu’il peut : une ombre
Un grain de sable le mystérieux rouage
D’une torture toujours possible
On se tient à des rambardes de barbelés
Sous nos pieds la matière se désagrège

On s’arrête
La Terre devient sensible à notre action et nous, les humains, devenons quelque peu géologie !

Dans un silence de menthe morte
Les clameurs de la terre ont soif
La peau du monde est si fragile
La parole une si frêle salive
De cette peau se fabrique le livre des humains
(Et des peintures de rupestre mémoire)

On ne s’arrête pas

On feuillette le livre du monde
(L’herbier des catastrophes)

On ne se guérit pas de l’appartenance au monde.

On tourne les pages
Et chaque page nous retourne

Une page la Kolyma
La potence des perce-neige annonce
Une ribambelle de printemps
Désespérés
(Les fleurs fanées repoussent-elles sur le fumier des illusions abandonnées ?)

On ne se guérit pas de l’appartenance au monde.

Une page la Syrie en sang
Il est assis au bord du ciel criblé de balles
Il attend que la nuit le dévore
Les oiseaux morts fusent comme des bombes
Sur l’homme englué dans la boue
(difficile parfois de savoir
ce qui tombe ce qui s’envole)
Les mots n’en peuvent plus de saturer la bouche
La viande des morts
(même lointaine)
Nous coupe l’appétit
(Parfois)
Et nous mâchons les herbes sèches
La floraison d’argile

On ne se guérit pas de l’appartenance au monde. Mais à force de soins, on peut se guérir de croire qu’on n’y appartient pas. Le temps n’est plus où on espérant « s’en sortir ».

Une page la nature déflorée
Chaque jour est la fin des jours.
Chaque soir est la fin du monde.
Chaque matin sa résurrection.
Jusqu’à quand ?

Contrairement à Œdipe, si longtemps aveugle à ses actions, devant la révélation des fautes passées, nous devons résister à la tentation de nous aveugler à nouveau, en acceptant de les regarder en face, afin de pouvoir nous tourner les yeux grands ouverts vers ce qui vient à nous.

Une page les femmes dévastées
Les fœtus de glaise se battent à mort
Il en tombe des fleurs de sang séché
Au fond des lacs oubliés
Les ventres éviscérés du désert

Pour le dire brutalement : nous ne pouvons pas continuer à croire à l’ancien futur, si nous voulons avoir un avenir.

Toujours ces formes humaines qui refusent
De disparaître
Disputant aux rats leur pitance de nature morte
Sommes-nous nés ?
Sommes-nous morts ?
Saurons-nous traverser ces fossés ces ravins
Qu’inlassablement nous creusons
Avec l’absurde convoitise de nos doigts
Et l’avidité de nos dents ?

En pratique, nous sommes tous des contre-révolutionnaires, essayant de minimiser les conséquences d’une révolution qui s’est faite sans nous, contre nous et, en même temps, par nous.

Pas d’issue et pourtant la prune des sourires éclate
La pluie dans les oreilles la filasse des cheveux

Ce qui pourrit nourrit
Ce qui tue réincarne
Ce qui assoiffe désaltère
Ce qui déchire raccommode

Ce qui dénonce te prononce

« Souviens-toi que tu es poussière et que tu retourneras à la poussière ! », n’est pas une malédiction, mais une bénédiction : ce qui vaut par-dessus tout ne dure que par ce qui ne dure pas.

Paris, février-mars 2017

Marc Delouze
Né à Paris. Vit entre Paris et Fécamp. Premier recueil en 1971, Souvenirs de la Maison des Mots, (précédé de Par manière de Testament, d’Aragon). Refusant de "faire le poète", s’installe dans un silence éditorial d’une vingtaine d’années. En 1982, crée Les Parvis Poétiques. Co-fondateur de feu le festival Voix de la Méditerranée (Lodève). Une vingtaine d’ouvrages parus, poèmes et proses. Dernières publications : C’est le monde qui parle, récit, Verdier, 14975 jours entre « Poésies en phase terminale » (2011) et « Souvenirs de la Maison des Mots » (1971), poèmes, La passe du vent, 2012, Chroniques du purin, roman, L’Amourier, 2016

Exposition au lycée et collège Jacques-Decour
« Journées de la mémoire de l’holocauste et de la prévention des crimes contre l’humanité » Janvier 2005

"Terres et Ombres" de Jean Villalard

Au début des années cinquante, à Sarzeau, au ″cul du golfe″, un adolescent s’adresse à un passant pour lui demander ″quelle est la meilleure direction ?″. Rimbaldien sans le savoir, Jean Villalard est déjà habité par l’urgence du départ. Il ne cessera jamais de repartir.
Si la mer était son horizon, ce sont surtout les trains, le bruit des rails et les scories prises en pleine face, quand, penché à la fenêtre, il absorbait les paysages, qui l’auront marqués. Arpenteur plutôt que navigateur, la terre, les terres l’ont toujours fasciné.
Cependant, sa génération a hérité d’une enfance ″plombée″ tant l’Histoire collective a déterminé leurs histoires singulières. Un mur de silence terrifiant fut dressé devant le flot de paroles des survivants. L’urgence de témoigner et de respecter l’engagement pris auprès des disparus s’est dissoute dans la nécessité impérieuse de la reconstruction. Le progrès comme idéal héroïque repose sur un oubli "sélectif".
Le règne de la désolation s’est abattu sur la terre, ils ont voulu effacer jusqu’à l’ombre de notre prochain. Comment transmettre une si grande absence, quand peu à peu il ne restera plus que la poussière compacte du sol qui nous porte pour en receler l’empreinte ?
Alors que les derniers témoins arrivent au bout de leur chemin, nous devenons tous dépositaires d’une part de cet irreprésentable.

L’œuvre de Jean Villalard évoque cette présence dans ces terres, qu’il recueille au gré de son errance en quête de traces. Le fantôme d’une ville dévastée par la guerre appelait le charbon… Les millions de déportés, anéantis ou condamnés à l’exil, se renouvellent sans cesse. N’est-ce pas pourquoi l’ocre rouge, jaune, le vert argileux, qui nous font remonter en Tassili en passant par Pompéi sont essentiels ?
Les traces laissées par les générations qui s’y sont succédés, sur les murs extérieurs d’une maison en partie effondrée suggèrent souvent plus que la clarté d’une photographie. En tous les cas, ces tableaux nous incitent à écouter au-dedans de nous l’écho des voix et des images de ceux qui ont rencontré la cruauté de leurs semblables. Ils sont un apport précieux dans la lutte contre l’indifférence.
Eric SANDLARZ – psychanalyste, psychothérapeute au centre de soins Primo Levi.*
* Centre de soins accueillant les personnes victimes de torture et de violence politique.